Je ne suis ni riche, ni beau.
Mais pourtant, j’ai un pouvoir immense. Celui des mots. Avec eux, j’ai brisé plus d’une vie.
Mes proies préférées sont ces femmes, mariées, installées dans leurs vies comme elles s’installent au volant de leurs voitures luxueuses, dans leurs sièges bien rembourrés, sentant bon la sécurité.
Je pourrais vous parler de cette femme que je croisais le dimanche matin, à la sortie de la messe, au bras de son mari, entouré de leur enfants, cinq ou six, peu importe. Attendant le bon moment, je m’étais approché d’elle, lui avait glisser mon enveloppe, en lui soufflant : « c’est pour vous ».
Je me souviens de son regard hautain et méprisant. Je m’étais vite enfuit, avant qu’elle ne proteste, sachant que par un instinct mystérieux, elle cacherait cette lettre dans son manteau pour la lire quand elle serait seule. Ce réflexe était le premier signe de sa perte. Déjà, le dimanche suivant, ses yeux imploraient une nouvelle lettre. Elle trouvait l’occasion de me dire un « pourquoi moi » auquel je répondais par un regard alangui, et hop je lui glissais une deuxième lettre qu’elle s’empressait de dissimuler dans sa poche.
Je pourrais multiplier les exemples. Au fil de ces lettres, je les voyais se décomposer, perdre leur belle assurance. Si elles se rapprochaient un peu trop, je les repoussais par un « notre amour ne peut être que platonique et impossible !!! », qu’elles acquiesçaient d’un regard embué de larmes.
La suite était toujours la même, leurs maris leur devenaient vite triste et terne à leurs yeux, elles s’ennuyaient de leurs conversations. Elles ne supportaient plus leurs enfants, pourtant principaux objets de leur affection quelques semaines plus tôt.
Et tout cela se terminait immanquablement par un divorce, un séjour en maison de repos ou d’autres destin bien plus tragiques. Mon pouvoir était immense et je ne comptais plus mes victimes.
Mais il vint un jour où je me suis dit qu’il fallait passer à la vitesse supérieure, me professionnaliser, toucher un plus large public. Je pensais donc écrire un livre, mais je craignais le caractère impersonnel du livre. Il fallait que mon message soit personnalisé et le livre me paraissait bien limité pour étendre mes pouvoirs. J’étais un peu triste et déçu de devoir me contenter de mes quelques applications purement artisanales, alors que je savais que mon talent ne demandait qu’à s’universaliser quand je fis une découverte miraculeuse : internet.
Comment toucher des millions d’auditrices tout en leur donnant l’impression que c’était pour elles seules que j’écrivais. Que je me prosterne devant l’inventeur de cette merveille, que je lui embrasse les pieds. Mes lettres étaient lues par des centaines, des milliers, des centaines de milliers de femmes.
Au bout d’un an, je me réjouissais de lire dans les journaux que les experts s’étonnaient de la flambée du nombre de divorces. Les sociétés pharmaceutiques spécialisées dans les traitements de la détresse se félicitaient de l’accroissement de leur bénéfices, les maisons de repos ne désemplissaient pas. Je me frottais les mains et pensais à une extension internationale quand des policiers vinrent frapper à ma porte.
Devant l’ampleur du phénomène, une enquête avait été ouverte, et l’interrogatoire des victimes avait conduit jusqu’aux lettres, donc jusqu’à moi. Je fus amené devant un tribunal. Le sort était décidément de mon coté, car les juges et les magistrats se trouvèrent n’être que du sexe masculin.
Ils lurent mes lettres, ils ne comprirent pas comment ces textes où il n’était question que de visage effleuré, de cheveux caressés, de doigts emmêlés etc … pouvaient avoir des effets aussi importants. Aucune allusion purement sexuelle, aucune pornographie.
Il faut se souvenir que pour les hommes, seule la bestialité sexuelle dont ils sont l’incarnation est capable d’émouvoir les femmes et je fus donc acquitté.
C’est ainsi que j’eus le plaisir de donner à mes talents une destinée internationale.
J’allais oublier, je ne vous pas parlé de la première lettre, la seule qui fut sincère. La seule qui n’eut pas les effets que j’espérais de tout mon être. Mais c’est une autre histoire.
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