Initialement conçue comme une recension critique de l’article de Martin Cortès, philosophe et sociologue argentin, « Contre l’ontologie de la pureté. Sur Marx, le marxisme et critique décoloniale » (in. Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, L’Echappée, 2024), nous avons décidé de l’inscrire dans une réflexion plus large afin d’essayer de déterminer dans quelle mesure les révisions tardives du marxisme, des matérialismes historiques et dialectiques permettent de dépasser à la fois, dans un premier temps, le schéma téléologique, modernisateur, linéaire, progressiste et universel du développement historique des sociétés et, dans un second temps, la critique décoloniale accompagnée de ses dichotomies et de sa totalisation conceptuelle que lui ont opposées Walter Mignolo. Nous verrons, dans un texte que nous réserveront pour plus loin, que ces critiques sont également applicables à Talal Asad[1], précurseur du courant postcolonial, dans la mesure où une anthropologie des sociétés musulmanes qui, loin d’être dévorée par son objet d’étude[2] , se construit en opposition à une acception du marxisme qui se limite à son acception orthodoxe et exotérique, se fondant sur le concept spécieux d’idéologie dans cette tradition de pensée, ainsi qu’à des présupposés conceptuels qui reconduisent les mêmes reconstructions herméneutiques que celles pourtant dénoncées dans certains pans de l’orientalisme dans la mesure où il s’agit, quoi qu’on en dise, refonder le sens des croyances et des pratiques musulmanes à l’aide de concepts issus de la philosophie européenne[3], d’une part, de mettre entre parenthèse, suspendre, abstraire et décrire et analyser les réalités, geste de profanation anthropologique par excellence, d’autre part. Il s’agira, moins de vouloir décoloniser le paradigme asadien[4], de montrer que cette entreprise de critique des présupposés coloniaux et des soubassements racistes de l’anthropologie européenne ne répond pas à ses propres exigences[5].
Dans un premier temps, tâchons de resituer la contribution de Martin Cortès dans son contexte théorique. La raison d’être de cet article, comme de celle des autres textes rassemblés autour de l’ouvrage Critique de la raison décoloniale est l’inquiétude de plusieurs intellectuels sud-américains face aux effets pernicieux qui vont croissant avec l’influence grandissante de la proposition décoloniale initiale : en effet, elle aurait, selon eux, la fâcheuse tendance à affaiblir la critique sociale et les luttes émancipatrices. Affaiblir la critique sociale dans la mesure où nombre d’axiomes ou de postulats théoriques sont tout simplement infalsifiables et placés, tels des dogmes, au-delà de tout questionnement empirique ou logique. Ensuite, la totalisation conceptuelle à l’œuvre dans les procédés explicatifs de la colonisation, de la création de la race, de l’organisation du travail ou du genre « ne rend pas forcément justice à la complexité historique des processus de racialisation des populations autochtones, d’une part, afrodescendantes d’autre part, ni aux populations européennes et aux autres groupes qui se sont progressivement installés sur le continent »[6], ce qui la rend de par sa montée en généralité imprécise et péremptoire. Bien sûr, il ne s’agit pas de réduire l’ensemble du paranoma général des pensées qui s’inscrivent plus ou moins dans le geste décolonial à tout ce qu’ont pu affirmer les théoriciens qui en sont à la source[7]. Les auteurs qui participent à l’ouvrage le revendiquent eux-mêmes : les critiques visent des auteurs précis : Enrique Dussel, Walter Mignolo, Anibal Quijano, Ramon Grosfoguel, ou encore Maria Lugones. En outre, les critiques se sont concentrées sur ceux qui ont eu et qui continuent d’avoir le plus d’influence sur le champ universitaire, que ce soit en Amérique latine, en Amérique du nord ou depuis quelques années en Europe. Contrairement aux échos survenus autour de la date de parution de la traduction française, nombre de préjugés réceptifs avaient déjà été anticipés par ces auteurs : conservatisme, colorblindness, réductionnisme de classe, blanchité, et autres facilités sophistiques qui ne rendent compte ni de la rigueur, ni de l’honnêteté des détracteurs[8]. Pourtant, l’arrière-plan idéologique de l’ouvrage s’inscrit bel et bien dans le sillon de l’anticolonialisme fanonien, du communisme inca de José Carlo Mariategui, de marxismes hétérodoxes (et d’autres conceptions critiques de l’économie moderne informée de la critique marxiste sans s’y assimiler, comme celle de Karl Polanyi[9]). Une fois cette présentation sommaire des perspectives de la démarche générale de l’ouvrage, tâchons de nous arrêter un moment sur la contribution de Martin Cortès, qui porte sur le schéma de l’ontologie de la pureté précoloniale pour en dresser le portrait critique.
Martin Cortès commence par interroger le réinvestissement et le retournement du stigmate du métissage, qui remonte au concept de race cosmique thématisé chez José Vasconcelos comme l’un des apports les plus importants que la rencontre coloniale des européens avec les amérindiens aurait produit. Ces considérations, bien que d’intention positive et, dans un certain sens, « antiraciste »[10], remontent aux différents romans nationaux latino-américains, notamment mexicain. En effet, on y trouve l’exaltation et la glorification de la « race métisse », considérée comme une synthèse supérieure aux races qui l’ont produite[11]. Martin Cortès affirme l’arrière-plan civilisateur qui demeure en filigrane de ces différentes tentatives de thématisation du métissage. Ne réussissant pas à s’affranchir du paradigme racial, elles reproduisent le regard du colonisateur européen et le racisme intériorisé indigène. C’est à ce titre que, se basant sur les travaux de Fernando Ortiz autour de la cubanité[12], il conçoit le métissage comme la simple réfutation empirique en règle de la légitimité épistémique des processus de production des rapports sociaux racistes, comme un concept dynamique en soi qui fait exploser la fixité des assignations identitaires ou raciales réifiées dans la perception. C’est à partir de cette perspective que Martin Cortès amorce le dialogue avec Walter Mignolo et le reste des intellectuels à l’origine du courant décolonial, tout en gardant à l’esprit qu’ils diffèrent sur bien des aspects. Martin Cortès reproche à Walter Mignolo de reconstruire de manière caricaturale l’œuvre de Marx, en le réduisant à un avatar de la « pensée eurocentrique ». Il réaffirme sous forme d’hypothèse que « la tendance à éloigner Marx du cœur des démarches critiques, tendance qui se développe avec un relatif succès depuis les années 80, parait coïncider avec le moment où nous avons justement le plus besoin de son héritage. C’est pourquoi ce travail, bien qu’il soit en dernière ressort un essai de plus sur les façons de lire Marx en Amérique latine, s’intéresse avant tout au potentiel universel des effets de cette lecture »[13]. Bien que concédant à Mignolo certains apports consistant à questionner la temporalité linéaire au fondement des conceptions vulgairement progressistes et développementalistes de l’Histoire, le bât blesse lorsqu’il sépare radicalement le devenir historique moderne-européen celui indigène et latino-américain[14]. Selon Martin Cortès, cette différenciation repose sur l’attribution d’une pureté temporelle au second. Discutant des auteurs créoles mobilisés par Walter Mignolo pour justifier la dichotomie temporelle opérée, l’auteur montre qu’aucun d’entre eux ne peut être réduit à un discours simplificateur sur « le progrès » comme marche inéluctable et uniforme de l’Histoire, étant donné que leurs conceptions certes positives du progrès s’accompagnent d’une critique radicale des prétentions civilisatrices des colonisateurs européens. De la même manière qu’il n’y a aucun sens à homogénéiser « la pensée indigène » ou « créole » – ces expressions étant suffisamment problématiques à bien des égards -, il n’y en a pas davantage pour « la pensée européenne ». Malheureusement, c’est en partant de ces constats erronés que « Mignolo dérive sans cesse, à la recherche d’une logique de la pureté dans ces espaces de frontière »[15]. Curieusement, cette démarche de reconstruction des temporalités et des ontologies indigènes, précoloniales, ou « sauvages » se rapproche sur bien des aspects de celle de Jean-Jacques Rousseau, à ceci près que celui-ci conscientisait l’idée de recourir à des fictions théoriques[16]. Préfigurant le tournant ontologique en anthropologie incarné par Descola et Bruno Latour, Mignolo se perd dans les mêmes totalisations culturalistes et différentialistes, ce qui ne fait pas honneur à toutes les contradictions qu’on peut trouver dans les actes définitoires de l’être et du devenir dans les différentes cultures non européennes et dont on peut retracer le contenu prémoderne. Cette simplification se déploie également pour ce qui est de la restitution de toute l’histoire de « la pensée occidentale », « européenne » ou « moderne » : « Une fois la Modernité reconstruite par Mignolo comme un bloc homogène, ses hétérogénéités et ses contradictions internes sont réduites à des variantes d’une même logique, même si elles ont donné lieu à des batailles, des révolutions et des bouleversements politiques et sociaux de tout type »[17]. A cet égard, le procédé descriptif de Walter Mignolo semble obéir à l’un des axiomes constitutifs de l’idéologie réactionnaire, à savoir le primat de l’identité sur la contradiction[18].
Ceci étant dit, comment les inflexions du marxisme latino-américain (ou hétérodoxe, ou exotérique) permettraient-elles de dépasser certaines des apories essentialistes, ethno-différentialistes ou culturalistes des propositions décoloniales initiales ? C’est tout d’abord en élucidant la question de l’hétérogénéité chez Marx, puis en insistant sur les apports conceptuels de José Carlo Mariategui que Martin Cortès se propose de répondre à cette question, en commençant par analyser comment José Arico problématise la fécondité théorique du marxisme latino-américain. Selon ce dernier, elle résulterait précisément des singularités culturelles dans lesquelles s’est déployée la pensée marxiste. En effet, la tension dialectique de l’universel et du particulier a trouvé au sein des réalités latino-américaines une surface de projection où les batailles ont su resémantiser[19] et corriger certains points du marxisme traditionnel, sans trahir ni sa vocation critique et transformatrice des sociétés, ni dénaturer les spécificités des situations culturelles qu’il cherche à enrichir. Ce qui permet également de dresser des ponts « transculturels », c’est également la présence au sein même de l’Europe d’espaces discursifs critiques de la domination et de l’impérialisme européens. Cette présence en elle-même suffit à questionner « les revendications d’une singularité culturelle absolue » et les recours « au mythe d’une origine irréductible »[20]. De même, le cas de figures paradigmatiques de la colonialité du savoir et l’eurocentrisme de la « philosophie moderne européenne » n’est pas aussi simple que ce que Mignolo thématise : en effet, nombre de commentateurs ont réfléchi aux liens qu’il pouvait exister entre la révolution haïtienne de 1791 et la dialectique du maitre et de l’esclave[21]. Plus généralement, il semble difficile d’attribuer à Hegel l’écueil eurocentrique de la linéarité historique influencée par l’expansion coloniale[22]. Pour le cas de l’eurocentrisme de Marx, il s’agit surtout de partir de la question de savoir comment une œuvre a pu donner naissance à une kyrielle de courants aussi divers et variés, de la critique radicale voire pessimiste de la rationalité moderne et capitaliste (Ecole de Francfort de la première génération[23], Wertkritik[24]) à des socialismes dits de modernisation de rattrapage en passant par le maoïsme ou l’anticolonialisme communisant. Selon Cortès et d’autres, cette fertilité est due aux contradictions au sein même de la pensée de Marx, et notamment aux révisions survenues à la fin de sa vie[25]. C’est à ce titre que moins l’idée de négation de toute idée de progrès, c’est surtout la contestation de celle d’une prétendue raison suprahistorique et universelle qui est affirmée, rappelant également à quel point la pensée de Marx demeure immergée dans un dialogue critique avec Hegel. De quoi relativiser et affaiblir encore une fois la thèse de l’homogénéité substantielle de la « pensée européenne ».
[1] Talal Asad, Tradition critique, Vues de l’esprit, 2023.
[2] En effet, Clément Homs semble se méprendre quant à la nature de l’entreprise asadienne : https://www.palim-psao.fr/2025/02/la-gauche-pro-hamas-et-andreas-malm-en-nouveau-petit-soldat-tout-vert-au-service-des-islamistes-une-enquete-sur-les-ecrits-et-activites-d-andreas-malm-en-suede-et-ailleurs-depuis-le-debut-des-annees-2000-par-clement-homs.html
[3] Principalement la tradition d’Alasdair McIntyre, la Forme de vie de Ludwig Wittgenstein et le Discours de Michel Foucault. Nous y reviendrons.
[4] Comme c’est par exemple le cas ici https://journals.openedition.org/terrain/27577
[5] Nous prendrons également pour objet de la critique le livre Entre les mondes. Pour une anthropologie métaphysique de Mohamed Amer Meziane, paru en 2023.
[6] Jules Falquet, Combinatoire straight, Editions Amsterdam, 2025, p. 59.
[7] D’ailleurs, à notre connaissance, la première occurrence du terme décolonial semble être le fait de l’écrivain marocain Abdelkébir al Khatibi, quelques décennies avant l’émergence du groupe Modernité/Colonialité.
[8] Nous pensons à Lissel Quiroz, impatiente de localiser racialement l’un des contributeurs de l’ouvrage, à savoir Pierre Gaussens. Procédé rhétorique qui ne s’applique bien entendu qu’aux Blancs avec lesquels un désaccord survient, et non pas à ceux avec qui on travaille.
[9] Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard.
[10] Antiracisme qui repose sur une conception minimale et tronquée du racisme, à savoir sur la seule hostilité à l’égard de races considérées comme inférieure ou l’instanciation d’une hiérarchisation entre les différents groupes raciaux. Or, comme l’a montré Colette Guillaumin (L’idéologie raciste, Flammarion, 1972), le racisme est avant tout une organisation symbolique et perceptive qui réifie et sémantise un certain nombre de « différences » de manière à réifier des groupes entiers sur la base de critères arbitraires, en opérant comme un véritable a priori appréhensif et compréhensif de l’humanité.
[11] Jules Falquet, op.cit., p. 34.
[12] Fernando Ortiz, Contrapuento del tabaco y el azucar, 1975.
[13] Critique de la raison décoloniale, éditions l’Echappée, 2024, p. 140.
[14] C’est d’ailleurs ce même différentiel du devenir historique qu’on retrouve dans les réflexions s’inscrivant dans le paradigme asadien, incapable de réfléchir à la façon dont les pensées islamiques et chrétiennes se sont, au Moyen-Âge, formées à partir de composantes génétiques communes. Nous reviendrons là-dessus dans un futur texte.
[15] Critique de la raison décoloniale, p. 145.
[16] Voir les deux Discours.
[17] Critique de la raison décoloniale, p. 148.
[18] Ivan Segré, Judaïsme et Révolution, La Fabrique, 2014.
[19] Processus de restructuration des significations d’un concept, d’une théorie.
[20] Critique de la raison décoloniale, p. 151.
[21] Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti, 2006.
[22] Nous pouvons également mentionner le cas de David Hume dont toute la réflexion sur l’origine imaginative des conventions sociales, des fondements de la propriété et du commerce se construisent presque entièrement sur une préoccupation morale à propos de l’expansion coloniale britannique. Voir Traité de la nature humaine. La morale, Flammarion.
[23] Theodor Adorno et Max Horkheimer, Dialectique de la raison, Gallimard.
[24] Robert Kurz, Raison sanglante, éditions Crise et Critique.
[25] On suggérera dans le même état d’esprit les différents participants à un autre ouvrage collectif, Le dernier Marx (sous la direction de Kolja Lindberg).