Il faisait encore nuit. Le coq chanta. Cet oiseau vit en ville ce qui semble étonnant. Après le chant du coq on entendit l’appel prolongé du muézin à la prière matinale. Il était temps. De se lever et d’aller en voiture aussi vétuste que son propriétaire vers la mer. Il faisait beau là-bas. La mer calme, unie au ciel, la ligne d’horizon presque effacée et soudain comme la preuve irréfutable de la nature divine, le disque pourpre surgissait lentement de la mer. La vision grandiose, éblouissante. Chaque fois ce miracle se produisait comme pour la première fois devant ses yeux. Le soleil quittait sa chambre à coucher au fond de la mer et étalait sa beauté au monde.
Le vieux admirait souvent la levée du soleil. Un des plaisirs qui lui était accessible. Quand il admirait l’apparition triomphale du soleil il se sentait gratifié par le destin. Le soleil d’abord cramoisi, puis rouge, orange déployant ses rayons loin sur les vagues, puis doré et enfin blanc étincelant.
Il s’assit au volant. Ecouta attentivement le bruit du moteur. Un léger crépitement semblable au celui du fumeur de longue date. « Nous nous ressemblons ». De nouveaux jeeps reluisants étaient de vraies bêtes puissantes. Quelquefois il avait envie de conduire un tel monstre. Sentir que la bête se soumettait à sa volonté et se lançait d’un coup sur l’autoroute. Et il imagina tout de suite un policier qui ne tardera pas d’apercevoir un tandem étrange : un vieux fatigué de la vie et une jeune bête. Curieux il arrêterait sans doute la voiture, sauf si la plaque d’immatriculation n’exhibe pas le haut statut du propriétaire. Alors il faudrait payer…. Le permis de conduire est invalide, l’âge du propriétaire approche l’âge patriarchal. « Le prince Philippe avait conduit la voiture après 90 ans, lui… » – pensa le vieux mais se retint. Lui, il n’était pas le prince, il faut l’admettre.
C’est bien que sa voiture soit vieille et moche, ne suscitant pas d’intérêt ni chez les conducteurs, ni chez les policiers. Le vieux inspira et partit dans les rues désertes. Voilà le bord de la mer. Il arriva dans le parking d’un petit café. Le sommet du soleil émergeait de la mer. Le jour pointait. Le vieux fit marche arrière sans se retourner. Il savait très bien que personne ne venait pas à l’heure matinale dans cet endroit. Et soudainement il sentit un coup rude. Sa voiture heurta quelque chose, mais quoi ? Le vieux se retourna et découvrit avec effroi qu’un jeep énorme se tint derrière et sa voiture s’enfonça dans la portière de la bête rutilante. Il resta assis un certain temps, les yeux fermés, s’efforçant de ne penser à rien, tout simplement reprendre courage. Il sortit de la voiture, s’approcha du jeep. Ah…. Sa vieille bagnole était capable de porter un coup rude à son adversaire puissant. Quoi faire ? Il n’y avait personne alentour. Pas de témoins de l’accident. Les caméras de surveillance n’étaient pas installés là, le gardien viendrait dans une heure ou plus tard. Il avait largement le temps de disparaître. Ni vu, ni connu. Et les tourments de conscience ? Sa conscience allait se taire ou le dévorer la nuit comme un carnivore affamé ? Le propriétaire du jeep, et du café et d’autre biens n’était pas un homme pauvre. Au contraire. Il était riche, mais oui, riche. Le vieux par contre était pauvre, sa pension misérable le tenait toujours éveillé, examinant jalousement les prix quand il faisait des courses. Il avait peur d’être dupé. Sa devise « rester sur ses gardes » c’était le conseil de son ancien professeur bien aimé russe Timofey Ilitch.
Il imagina alors qu’un jour au petit matin il voudrait aller au bord de la mer pour admirer la levée du soleil, et qui sait peut être attraper le poisson pour le déjeuner et d’un coup il verrait sa vieille voiture abimée, la portière cassée et personne alentour. Ni vu, ni connu. Le vieux avait pris la décision. Il ferait tout ce qu’il devrait faire. Il suivit le même chemin de retour, les mêmes rues désertes. Revenu chez lui, il organisa une petite réunion. Appela son fils aîné et son grand petit fils. Il leur raconta l’accident, pas pour écouter leurs conseils. Le vieux n’en avait pas besoin il prenait des décisions tout seul. Le fils et le petit fils devraient trouver le propriétaire du jeep, lui raconter tout ce qui eut lieu et proposer de couvrir les frais de réparation. Le fils riposta :
– Est-ce que quelqu’un t’avais vu ? Tu sais que cet homme est très riche ? Tout le monde le connais et son business aussi. Et s’il faut changer la portière du jeep ? Alors ? Et encore le propriétaire pourrait informer la police routière et toi, tu as encore un problème. Ton permis de conduire est périmé. Tu l’avais oublié ?
Le père fixa froidement son fils pragmatique :
– Ton avis ne m’intéresse pas. Tu y iras et lui proposera ce que je viens de dire. Je n’ai pas attendue son arrivée parce que la phare arrière de ma voiture était cassée et je voulais revenir avant que le trafic devienne très dense.
Le fils se tut, sachant par son expérience que disputer avec le père était insensé. Il fera tout à sa tête.
Les pourparlers se passèrent bien. Le propriétaire du jeep connaissait le vieux, mais il ne lui fit aucune concession. Il donna son accord à régler la situation à l’amiable, sans mettre au courant la police routière, sachant par expérience que lui également devrait payer. Pourquoi ? Ils trouveraient la raison, on pouvait en être sûr. La décision était la suivante. Le carrossier du propriétaire du jeep changerait la portière et les frais couvrirait le vieux. Le montant de frais serait définit par le propriétaire de la bagnole endommagée. Le fils ne cachait pas son mécontentement, mais se retint de faire des remarques. Le petit fils semblait indifférent. Son grand-père réglait ses problèmes lui-même et cela lui convenait très bien.
– Et maintenant, je vais m’occuper de ma voiture, – pensa le vieux.
Il appela l’électricien le même jour. Le vieux connaissait cet homme depuis longtemps. Dire qu’il appréciait beaucoup le travail de l’ouvrier c’était mentir. Mais comme disait le vieux « il est meilleur parmi les pires ». Cet avis sévère s’expliquait facilement. Le vieux connaissait assez bien le domaine de la mécanique et de l’électricité. Ils se mirent d’accord de se revoir au petit matin. Le vieux vint au garage et trouva l’électricien au travail. Il voudrait se révolter mais ne le fit pas. La pandémie priva la plupart des gens de leur travail, mais son ouvrier était toujours très demandé. Le vieux marcha un peu à travers la petite cour, boitant de la jambe droite malade, il s’assit enfin et commença à donner des conseils : comment faudrait-il réparer la voiture. L’électricien se tourna vers le vieux pour lui expliquer pourquoi il ne pouvait s’occuper immédiatement de sa voiture. Il l’expliquait longuement en racontant en détail, comment au dernier moment il était sollicité par un personnage très important. Il ne pouvait lui dire non et fut obligé de faire attendre le vieux. Il essaya de l’apitoyer. IL lui proposa d’aller à la cantine et de casser la croûte, « il se peut que le vieux devienne moins exigent et cesse de le torturer par ces conseils ». Le vieux devina que l’ouvrier voulut l’éloigner de son atelier et finit par accepter cette proposition. Il entra dans la cantine et demanda au chef le menu du déjeuner pour les ouvriers. Les côtelettes, les macaronis et la soupe aux lentilles. Le vieux fit la grimace :
– Je connais vos côtelettes. Vous les préparez sur l’huile moteur. Le garage est tout près.
Le chef regarda de travers le vieux et rien dit. Il haussa des épaules.
– Et les œufs à la tomate tu pourras cuisiner ?
– Mais oui, bien sûr
– Allons tu vas me montrer les œufs, les tomates et l’huile, c’est l’essentiel.
Le chef alla docilement vers la petite cuisine, ouvrit le frigo sale et montra les produits destinés au déjeuner du vieux. Celui-ci les observa, lut tout ce qu’il était écrit sur l’ étiquette de la bouteille d’huile et prononça son verdict:
– Je connais cette huile, mon estomac ne la digère pas.
Le chef serra les lèvres. Le vieux alla aux toilettes, après revint dans le garage. L’électricien était occupé par la même voiture. « Ce bon à rien va mariner ma bagnole jusqu’à demain »
– Si tu savais, mon cher que je peux appeler ton boss et lui dire carrément ce que je pense de toi et de ton travail. J’attends tes services trois heures déjà. Tu as oublié que c’est toi qui avais fixé l’heure. Nous nous connaissons plusieurs années, mais je n’ai jamais parlé de mes parents puisque je croyais que tu es une personne honnête. Comme je me suis trompé ! Imagine-toi qu’ une des rues principales de notre ville, une ville assez grande, porte le nom de ma belle-mère. Mais oui. Je peux appeler directement ton boss ou bien le maire de la ville et me plaindre de toi ».
L’ouvrier changea à vue d’œil. Un sourire servile apparut sur ses lèvres. Il essuya les mains, s’approcha du vieux et le conduit vers un vieux fauteuil au coin de la cour. Il appela le garçon, son apprenti et lui commanda du thé de samovar pour le vieux. Celui-ci s’étonna « où pouvait-il trouver du thé de samovar », mais ne fit aucune remarque. L’électricien revint vers la voiture du vieux, examina attentivement la phare arrière. L’ouvrier proposa que le vieux aille lui-même acheter la phare dans le magasin d’en face. Il y avait celles qui sont chères, et d’autres bon marché. Le vieux acheta deux phares toutes neuves pour sa bagnole presque aussi vielle que lui-même. Il pensa que la voiture qui lui avait servi aussi longtemps méritait la récompense, deux phares brillantes. Et après il repeindrait sa voiture. Elle deviendrait comme neuve. Il revint au garage et tendit les phares à l’ouvrier. Il apprécia le choix du vieux , sourit:
– Tu as acheté les phares les plus chères pour ta vieille voiture, tu pourras choisir les moins chères. Ta pension n’est pas grande.
Le vieux s’offusqua :
– Alors si la voiture est vieille on achète les vieilles pièces pour elle ? Moi aussi, je suis vieux, et alors ?
L’ouvrier ne voulut pas prolonger la discussion. Le travail battait son plein et dans une heure deux nouvelles phares brillaient sur la vieille voiture. Les phares étincelantes créaient une certaine dissonance. Le vieux pensa qu’il faudrait repeindre au plus vite sa vieille amie, petite voiture qui avait vieilli avec lui. Il choisirait la même couleur que la sienne, surnommée « l’azur ». Quand on prononçait ce mot, toute de suite on pensait au ciel azur d’un beau jour de printemps.
– Vends-moi ta vieille phare intacte. Tu n’en as pas besoin.
– D’accord. Quel est ton prix ?
– 5 manats, la phare ne vaut pas plus.
– 5 manats, – s’indigna le vieux, se tut, réfléchit un peu. – D’accord. Tiens. Je viendrais dans une semaine. Je vais repeindre ma voiture. Trouve-moi un bon ouvrier.
Il revint tard. Fatigué, affamé, silencieux. Le fils et le grand fils ne posèrent pas de questions. Le vieux se reposa une semaine et réfléchit. Est-ce qu’il pouvait revenir dans ce lieu qui s’avéra inhospitalier pour lui. Cet endroit néfaste. Confortable sans doute. L’estacade qui s’avançait dans la mer, lieu idéal pour la pêche. Il y avait à côté le café. On peut boire du thé, aller aux toilettes. Le vieux fit tout ce qu’il fallait faire et pourtant il hésitait à y revenir. Si on lui fermait l’accès, à lui, l’aksakal ? Que faire ? A son âge il vaudrait mieux de ne pas venir là où on ne t’attendait pas. Il fallait réfléchir sur la conduite à son âge. Les derniers temps le vieux fut attiré par iPad. D’abord il chercha l’info sur les voitures. De nouvelles modèles, nouvelles tendances. Il était toujours un amateur d’automobiles. Trouva l’info sur la pêche. Quels vers pour quel poisson il faudrait choisir. Et il consulta des cannes à filer différentes. « Parfait ». c’était son mot. Toutes ces merveilles n’étaient pas accessibles au vieux, à sa bourse. Après il commença à regarder tout. Pendant la pandémie il s’intéressa aux articles sur le Covid, les médicaments, les conseils des médecins, sur ceux qui étaient revenus de l’au-delà. Il se fatigua énormément. Une fois il avoua à son ancien ami :
– L’internet est un vrai marécage. Tu te sens englouti très vite et quand tu en sors, tu es tout crasseux. »
Son ami répondit en hochant la tête d’un air grave « Allah o dünyasını versin. Əsas budur »[1] Le vieux fixa son ami sans broncher. A leur âge on pense à l’éternité, à l’au-delà, au monde juste où les pécheurs étaient séparés des vertueux. Le vieux, il pensait à autre chose. « Comment revenir sur la rive ? » Le lendemain il se leva tôt, à 5 heures du matin. Le temps pour la promenade et la pêche. Il prit son courage à deux mains et partit en voiture. Le gardien était à son poste. Il dévisagea le vieux avec méfiance et le salua tout de même.
– Je pense que tu m’en veux ; ton maitre t’avait insulté, évidemment. Mais écoute-moi attentivement. Je pourrais m’en aller et personne ne saurait qui avait heurté la voiture de ton boss. Dans ce cas tu aurais dû payer pour la réparation de son jeep. Je connais les gens riches. Ils sont très radins. Moi je les connais, ne t’en doute pas. J’ai vécu une longue vie. Combien d’inventions et de brevets j’en ai ! Et maintenant regarde-moi, ma vieille bagnole et ton boss. Tu penses qu’il est plus intelligent que moi ? Non, bien sûr que, non. Il est « businessman ! C’est toi qui allait payer si moi n’étais pas venu. Tu dois devenir mon ami.
Le visage du gardien exprimait un travail intense du cerveau. Les sourcils froncés se détendirent, les lèvres serrées commencèrent à esquisser un sourire timide. Le vieux sourit en retour. Il n’était encore prêt pour «o dünyaya»[2]. Il est bien dans ce monde.
Le temps s’éclaircit. Le soleil jeune et éternel sortait de l’océan. Le vieux marchait le long de la rive, en boitant. « J’ai donné une leçon excellente au gardien. Je suis intelligent, il faut le dire sans fausse modestie ». Une automne aux journées ensoleillés l’attendait.
[1] Que Dieu lui réserve l’autre monde. C’est l’essentiel
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