Il était une fois un roi, jadis puissant et divin, qui ne guérissait de son malheur. Ses jours et ses nuits se ressemblaient, tous gris et ennuyeux, depuis que sa loyale reine avait été enlevée par le monstrueux dragon de bave et de feu qui avait semé la terreur et la désolation dans tout le royaume. Il y avait vingt ans que le roi pleurait sa reine, chaque lendemain plus douloureusement que la veille. C’est que des histoires toutes plus cruelles venaient régulièrement à ses oreilles. La noble reine vivrait depuis toutes ces années enfermée dans un cachot de verre en équilibre au sommet de gigantesques aiguilles inaccessibles, ou bien vivrait-elle emmurée vivante dans le ventre d’une montagne de glace et de feu. Et le désespoir du roi de grossir à chaque nouveau ragot échappé des confins des quatre continents.
Quand le prince Georges, le second fils que le roi et la reine conçurent dans l’âge tendre du bonheur conjugal, eut force et raison, avec son frère aîné, ils déclarèrent à leur père leur volonté de secourir leur mère. Le roi entra ce jour dans une colère noire et aveugle, comme s’il avait été maudit par les dieux tout-puissants. Il savait la force du dragon irrésistible et sans pitié. La terre de son royaume avait été brûlée par le feu de ses entrailles, et aucun des nouveaux nés du temps de ce saccage n’avait survécu à son appétit d’innocents. Mais le roi ne put retenir plus longuement que le temps fugace de son emportement ses deux fils chéris. Et par un frais et radieux matin de printemps, ils partirent à la tête d’une imposante colonne armée en marche vers la libération de la reine leur mère, par-delà les mondes et les mers connus.
De cette expédition, les deux garçons ne revinrent. Et les Rumeurs colportées depuis étaient devenues encore plus insupportables aux oreilles du roi défait par le chagrin. Ses deux fils aînés auraient été enfermés juste en face leur mère dans un cachot en verre identique, mais ils ne pourraient s’entendre d’un cachot à l’autre, juste voir leur désespoir mutuel les rendre chaque jour plus aliénés de douleurs, ou bien le ventre de la montagne de glace et de feu les consumerait-il eux aussi du chagrin de jamais revoir le soleil briller, la pluie inonder, les fleurs éclore, les arbres rougir.
Et puis, ce fut au tour du cadet de la fratrie, le prince Alexandre, devenir un homme, le plus Rusé et le plus téméraire, le plus fort et le plus généreux de tous les hommes du royaume. Sa sœur aînée, la princesse Lena, était la plus ravissante, la plus solaire des jeunes femmes tous continents confondus. Mais sa beauté irradiante n’égalait sa maîtrise de tant d’arts. Mais aucune de ses excellences n’égalait sa douceur d’être avec tous, devenue légendaire entre toutes les mers naviguées, une douceur que le malheur de son royaume n’avait altérée. Et c’était là son plus grand mérite que d’avoir su faire taire chagrin, vengeance, déshonneur, de n’avoir nourri que douceur quand tant nourrissaient ressentiments et haines.
Vint ce jour redouté par le roi, secrètement espéré cependant, ce jour où son valeureux Alexandre et la prunelle de ses yeux bleus métalliques et mélancoliques, la douce Lena, vinrent trouver leur père et formulèrent solennellement leur intention de libérer leur mère et leurs frères, leur intention de châtier le dragon à la botte du diable. « Que justice soit faite, ou que le monde périsse ! », entonnèrent-ils en chœur. Tout le monde, depuis le roi jusqu’aux fermiers, ne songeait à part soi qu’à cela. Il n’était plus possible continuer à vivre sans laver l’affront qui avait marqué au fer rouge tout un peuple.
Le roi convoqua ses ministres et ses fidèles, ordonna la mobilisation de tous les guerriers et guerrières volontaires, qui furent nombreux au-delà de toute attente, requit l’Alliance de tous les royaumes, et là encore guerrières et guerriers accoururent des quatre continents connus, en proie eux aussi depuis vingt ans à la morosité, sans connaître la guerre mais sans vivre en paix non plus, dans la peur paralysante que le monstre ne vienne aussi brûler leur terre fertile et semer désolation et malheur. Ni guerre ni paix, autant dire un purgatoire pour tous ces peuples maudits par la peur d’une mort violente imprévisible sans riposte possible.
De gigantesques et ingénieuses armées se regroupèrent dans la plaine fertile tout autour de la cité du roi anéanti par la mélancolie. Il en arrivait chaque jour des neufs routes qui la ramifiaient au reste des mondes connus. La plaine n’était plus que tentes et feux de camps, attente et allégresse. Fermiers et paysans de tout le canton nourrissaient au mieux ces troupes bigarrées et métissées qui chantaient dans une mosaïque exotique de langues leur volonté de briser la malédiction de la peur en mettant fin par la force et par la Ruse à vingt années de contrition contrainte. Chefs et prêtres invoquaient les dieux à grand renfort d’encens et de cire. Ils promettaient paix et prospérité. Ils promettaient la mort de Satan. Ils promettaient la libération de la reine et de ses princes.
Le roi finit par faire ce qu’il n’avait plus fait depuis vingt ans. Il se leva, traversa ses appartements, la salle d’audience publique, les salons de réception, d’un pas ferme et résolu, et se rendit sur la terrasse édifiée à la gloire du royaume, qui dominait la cité, ses faubourgs, les plaines, ses champs, les bois, leurs rivières et leurs étangs. Il vit alors ce qu’il ne voyait plus, la vie de son peuple battre son plein. Il leva les yeux au ciel et fut étourdi par l’espérance de son bleu. Les champs scintillaient des rayons des blés et des tournesols. L’été riait. Les armées des quatre continents chantaient et dansaient avec son peuple la veille encore contrit et tout tremblant.
Le roi n’ignorait pas que ses pairs logeaient, dans une amitié retentissante, les quatre ailes et quatre tours de son palais. Mais il n’avait encore désiré en recevoir aucun. Soudain, son souhait le plus cher fut que tous le rejoignirent sans tarder sur cette terrasse redevenue, miracle de l’enthousiasme qui succède au chagrin, sa fierté. Ils pourraient alors tous ensemble galvaniser leurs troupes trépignantes de l’impatience à partir au combat. C’était comme si le roi avait voulu d’un coup de baguette magique transformer son château de larmes en une joyeuse Ruche dévouée à la libération de sa reine capturée.
Reines et rois, princes et princesses saluèrent le peuple et les soldats liés par l’allégresse. Et puis, naturellement, se fit le silence. Un silence dense. On dira plus tard qu’à ce moment la foule avait comme un seul homme retenu son souffle. Le roi prit la parole. Vingt années qu’il ne parlait plus en public. Pourtant sa diction résonna puissamment dans l’air et ses mots sonnèrent justes dans le cœur de chacun. Il exhorta sans venin. Aucune hargne, la seule dignité d’une âme blessée à mort, soudain ressuscitée. Il fallait ou vaincre ou périr, pour se libérer irréversiblement du joug de la peur, et renouer avec la condition de notre belle humanité, qui était guerre ou paix, mais certainement pas accablement. Le roi remercia chacun pour le don de lui ou d’elle, et loua les vertus de tous, bravoure, foi et probité, à renforcer. Demain sera le combat d’une humanité parvenue au firmament de son épopée, obligée par la nécessité périr ou guérir. Il ne saurait y avoir une autre alternative, car vingt longues années de servitude dans la peur avaient enseigné l’impossibilité à vivre dans cette peur, sinon dans une mort de l’âme qui éteignait toute dignité, dans une tristesse inconsolable pour l’amour tué et la liberté violée.
Par un sortilège merveilleux, les paroles du roi avait atteint jusqu’aux cœurs des derniers soldats arrivés et qui campaient loin dans la plaine, portées qu’elles furent par un petit vent qui s’était mis à faiblement tourbillonner pendant son discours. Aussi dira-t-on plus tard que les esprits qui maintiennent le monde tel qu’il est, en équilibre périlleux entre guerre, paix et servitude, avaient ce jour permis à l’espoir de vaincre le démon de la crainte et de la peur. Un hourra ! mémorable, un hourra ! colossal s’éleva jusqu’au ciel à la fin du discours du Roi.
Le chant et la danse recouvrirent forteresse, cité, faubourgs, plaines et champs de leur liesse. Les baisers et les étreintes se propagèrent sans tabou ni interdit. Un vent de liberté se leva. L’amour fut charnel, sensuel, érotique, salutaire pour les esprits en plus des corps. Un amour vrai, sans concessions ni mensonges. Un amour sans secrets, poisons de l’existence. Les femmes se donnèrent aux hommes, et les hommes accueillirent librement leurs plus intimes désirs. La honte disparut dans les coulisses d’une vérité à accomplir, l’accouplement qui délivre de toutes les névroses et mesquineries, ce sexe authentique et affranchi qui démultiplie l’audace et la confiance en soi, sans laquelle le combat contre le dragon aurait été vain.
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