Les tabous (réflexion)

Il y a des choses dont, tout simplement, on ne parle pas. C’est ce que nos parents, et leurs parents avant et les parents des parents de nos parents ont tous dit Ă  leurs enfants. Et c’est ce qu’on dira et devra dire Ă  nos enfants. On n’en parle pas car ce sont des sujets qui ne se partagent pas. Ils portent en eux un malaise, un embarras qu’on tente Ă  tout prix d’Ă©viter. On juge que les plus jeunes sont trop petits pour comprendre et que les plus vieux pourront trouver par eux-mĂŞmes les rĂ©ponses. Comme des grands. Or une fois “grands”, les enfants se rendent compte qu’ils ne connaissent pas la rĂ©ponse et n’ont aucun moyen de s’informer librement. Ainsi, ces “choses” dont on ne parle pas restent donc sans rĂ©ponses et relèvent souvent des mĂŞmes catĂ©gories: le sexe, ou la sexualitĂ©, les femmes, ou la fĂ©minitĂ©, et la politique, Ă  part pour les politiciens Ă  qui on a dĂ©lĂ©guĂ© le travail de penser et exprimer ce tabou au nom des citoyens, et enfin, l’argent.

Mais pourquoi la société a-t-elle eu la nécessité de nous inculquer de telles restrictions intellectuelles?

Ma première hypothèse est la suivante: pour garder l’ordre. Pour Ă©viter les dĂ©bats qui pourraient mal tourner et diviser la sociĂ©tĂ© en deux clans hostiles et bornĂ©s.

La création de tabous engendre, avant tout, les idées reçues et les perpétue. Un tabou est un sujet dont on n’a pas le droit de parler, par morale ou bienséance, et dont on ne connaît donc rien. Et comme on ne connaît pas, pour pallier ce manque d’informations, les cerveaux humains vont, ensemble, inventer un stéréotype qui va leur permettre de juger quelque chose dont ils ne connaissent rien. Ils vont créer une connaissance fausse et complètement biaisée par leur conscience et leur culture. Les tabous créent des fausses connaissances sur lesquelles des générations entières s’alimentent pour créer l’illusion qu’il n’y a en réalité, pas de tabous.

Ainsi, la société se maintient dans le calme et l’illusion. Les citoyens ne se contentant que de ces rumeurs et idées reçues.

Or, j’ai moi mĂŞme trouvĂ© rapidement une objection Ă  cette pensĂ©e: une sociĂ©tĂ© qui, fondamentalement, laisse toute conscience de soi s’exprimer sur n’importe quel sujet sans contraindre de quelconque manière la libertĂ© d’expression d’autrui, serait tout Ă  fait capable de dĂ©battre de manière civilisĂ©e. Tout simplement parce qu’elle aurait l’habitude, lors de la prise de parole, de faire face Ă  des avis divergents et contraires aux siens. En ce sens, elle discuterait souvent et avancerait en tant qu’un grand ensemble dans lequel chaque citoyen apporte une part de sa raison pratique thĂ©orique, de ses pensĂ©es et de son intelligence.

Dans cette sociĂ©tĂ© utopique, les individus ne chercheraient pas forcĂ©ment Ă  convaincre celui d’en face qu’il a tort, mais le dĂ©bat chercherait juste Ă  Ă©duquer les diffĂ©rentes parties Ă  travers la justification et l’argumentation. Chacun explique pourquoi il pense de la sorte et pourquoi cette manière de penser serait plus bĂ©nĂ©fique au bien-ĂŞtre collectif et Ă  la croissance. L’autre prend en considĂ©ration ce qui vient d’ĂŞtre dit en le voyant comme une apportation pour sa propre culture intellectuelle et individuelle, et tente de faire de mĂŞme pour son opposant. Chacun relativise et Ă©coute. Cela s’appelle respecter. Dans ce cas, les partis ne sont pas des ennemis mais plutĂ´t des pièces qu’il faudrait assembler. L’ordre est maintenu.

Ainsi dans une société sans tabous, certains débats ne seraient pas entravés et limités. Chaque citoyen pourrait grandir intellectuellement sans trouver d’impasses injustifiées et ainsi devenir quelqu’un de critique et d’intelligent. Si l’on devient tous ce citoyen, c’est la société entière qui grandit. Une mise à jour dans laquelle tout le monde est plus libre d’apprendre et de parler. Moins de peur, moins de malaises, plus de confiance, plus de sécurité pour les consciences en plein développement.

L’exemple flagrant du dĂ©bat du droit Ă  l’avortement et la lenteur de l’évolution de ce droit, montre bien que les sujets dis “dĂ©licats” ne sont pas considĂ©rĂ©s comme une prioritĂ© Ă  cause du simple fait qu’il soit dur d’en discuter. Le rĂ©sultat est clair: la sociĂ©tĂ© rame en dĂ©battant toujours sur les mĂŞmes thèmes en prĂ©tendant “Ă©voluer” alors mĂŞme que certains dĂ©bats nĂ©cessitent d’ĂŞtre menĂ©s et dĂ©bloquĂ©s.

Cependant, dans nos sociĂ©tĂ©s individualistes, le grand ensemble n’existe pas. Ă€ cause des tabous, la libertĂ© d’expression elle-mĂŞme est limitĂ©e. Comment les individus peuvent-ils s’Ă©panouir s’ils ne peuvent pas Ă©tendre leurs pensĂ©e et Ă©changer, communiquer sur des sujets car ils sont interdis? Comment peuvent-ils grandir ensemble, si chacun garde pour soi ses arguments et ses opinions bornĂ©s sans savoir ce que pense l’autre?

Outre cela, il n’y a plus d’entraide, car lorsqu’un individu fait face Ă  un problème duquel il est interdit de parler en sociĂ©tĂ©, comment fait-il pour rassembler toutes les ressources nĂ©cessaires pour rĂ©pondre Ă  son problème ou doute? Il ne peut pas. Seul c’est impossible. Kant l’explique dans L’insociable sociabilitĂ©. L’homme veut penser et agir comme ĂŞtre indĂ©pendant ou ĂŞtre vu comme tel par les autres, alors qu’il est incapable survivre seul. Peut-ĂŞtre que de nos jours, d’une certaine façon les rĂ©ponses sont finalement plus accessibles grâce Ă  Internet, mais il est inutile de rappeler la vĂ©racitĂ© bancale de l’information prĂ©sente sur cette plateforme qui empĂŞchent la recherche efficace de rĂ©ponses. L’individu est donc seul, car mĂŞme s’il en parle de manière intime Ă  d’autres individus de confiance, eux-mĂŞmes n’auront pas la rĂ©ponse, et les conseils et l’aide qu’ils proposeront sera forcĂ©ment incertaine, approximative et probablement fausse puisqu’ils sont eux-mĂŞmes soumis aux tabous. Les tabous sont des obstacles pour les individus et la sociĂ©tĂ© vers la vĂ©ritĂ© et les connaissances absolues et objectives.

Alors, si la société a un but collectif, pourquoi isole-t-elle les individus en leur inculquant des tabous?

Certainement pas pour maintenir l’ordre et le calme car justement, c’est le contraire qui est en train d’arriver. Les individus se rebellent contre ce manque d’aide, d’expression et de dĂ©bat. Peut-ĂŞtre les tabous ont permis pendant des siècles de maintenir l’ordre et la hiĂ©rarchie, mais le monde change grâce Ă  la curiositĂ© humaine qui est infinie et grâce Ă  une raison qui ne veut pas connaĂ®tre ses limites. Depuis la seconde moitiĂ© du XXe siècle et le XXIe siècle, ce système est de plus en plus dĂ©faillant. Les jeunes gĂ©nĂ©rations se posent des questions, mais cette fois-ci, elles se les posent Ă  l’oral, tout haut, tout fort, pour que le reste de la sociĂ©tĂ© se rende compte qu’en effet, il y a lĂ  un sujet qu’on a bafouĂ© depuis toujours, et qu’il serait donc temps de chercher des rĂ©ponses et des solutions.

Toutefois, cette volontĂ© de s’agrandir intellectuellement se fait rarement dans le calme. Pour se libĂ©rer des chaĂ®nes des tabous, il faut se battre. Par se battre on entend manifester, crĂ©er des associations, argumenter, se mobiliser, etc… Il faut aussi se battre contre les mentalitĂ©s les plus fermĂ©es ou les plus silencieuses de la sociĂ©tĂ©. En rĂ©sumĂ©, il faut se battre contre la sociĂ©tĂ© toute entière. Et cela ne peut Ă©videmment pas se passer dans le calme, car pour se faire entendre et ĂŞtre suivi, les gens ont appris Ă  crier.

Les tabous ne sont donc plus des piliers de la société sans lesquels les individus seraient des personnes peu civilisées comme on aurait tendance à le penser. Ils font maintenant le contraire en alimentant les révoltes et la division. Une dispute cependant utile à cette société. C’est en se libérant des tabous que les mentalités s’ouvrent et progressent et c’est ainsi que certains êtres humains qui avaient été injustement laissés de côté, peuvent être enfin traités comme ils le méritent, comme il se doit.

Les tabous ont finalement aidé la société à progresser, mais les Hommes ont mis longtemps à apprendre à les tourner à leur avantage en comprenant qu’il y a autre chose que les idées reçues. Que ces pensées ne sont que des inventions absurdes pour combler le manque d’information.

Alors une minorité tente de comprendre, ensemble et à haute voix pour faire retentir ces pensées nouvelles qui cassent les tabous et l’ordre instauré.

Dans ce cas, pourquoi le monde n’a pas l’air d’avancer?

Le monde avance, mais il lui faudra des générations et des générations. De plus, les tabous persistent et certains ne seront détruits que dans des dizaines d’années, une fois que les mentalités les plus fermées auront disparu et auront arrêté d’éduquer.

Pour échapper aux tabous, il faut mettre l’éducation au centre, ou plutôt à la racine. Elle est fondamentale dans notre société, elle est la base de l’édifice. C’est de là qu’on puise nos ressources pour pousser. Il faut alimenter les nouvelles consciences avec les nouvelles informations que nous avons réussi à démocratiser et légitimer. Il faut apprendre aux enfants ce que nos parents ne nous ont pas appris.

Le monde a avancé, inégalement à travers la planète, mais le progrès est bien présent.

A présent j’aimerai parler de ces tabous, afin de comprendre la raison de leur existence.

Tout d’abord, le plus grand des tabous. Celui dont le manque de connaissances est le plus flagrant. Le sexe. Rien que sémantiquement, cet agencement de lettres dérange. Visuellement, il met mal à l’aise. Pourquoi?

Le sexe est le paroxysme de l’intimité. Un corps dans un autre, une partie du corps que l’on cherche à tout prix à cacher, un sujet que l’on cherche à tout prix à éviter. Il en est ainsi de par le degré d’intimité qu’il porte. Ainsi, c’est quelque chose que chacun découvre seul en grandissant. Pourtant, une meilleure connaissance de ce sujet et tout ce qu’il comporte, éviterait beaucoup de problèmes auxquels nous nous confrontons en tant qu’individus et en tant que société.

Ce sujet est tellement intime, d’ailleurs, que mĂŞme Ă  l’intĂ©rieur des groupes de pairs, il est difficile pour les individus de s’ouvrir. Le niveau de confiance doit ĂŞtre tel, qu’il est difficile de trouver quelqu’un Ă  qui s’ouvrir Ă  propos du sexe. S’éduquer sur ce sujet est d’autant plus complexe. Si peu de personnes s’y intĂ©ressent de manière objective avec pour seul but de rĂ©ellement apprendre et Ă©tendre leurs connaissances scientifiques, mĂŞme s’il existe la connaissance nĂ©cessaire. La science s’y est intĂ©ressĂ©e pour faire avancer la mĂ©decine. Puis, tout comme la politique, on dĂ©lègue ce malaise aux mĂ©decins et plus spĂ©cifiquement, aux gynĂ©cologues ou aux sages-femmes. Ce sont eux qui dĂ©tiennent l’information nĂ©cessaire, les rĂ©ponses Ă  nos questions. Cependant, on ne dit pas qu’on est allĂ© voir le gynĂ©cologue, alors que l’on pourrait dire sans gĂŞne particulière qu’on est allĂ© voir le dentiste.

De plus, le sexe physique est un tabou car il implique l’autre et en tant qu’être social, on ne veut pas embarrasser l’autre, le mettre dans une mauvaise posture. Il implique l’autre en tant qu’être nu, naturel. Le sexe est l’expression même de notre animalité. C’est pour cela qu’on le cache, qu’on refoule ce sujet. C’est une des dernières choses qui rattache les êtres humains à leurs ancêtres et au reste de la nature et en tant qu’êtres dotés de conscience, c’est ce que nous voulons oublier. Nous nous sommes absolument détachés de la nature, nous l’avons contrôlée. Le sexe est animal et naturel, mais il semblerait que ce second aspect passe inaperçu tant notre besoin de supériorité, tout à fait naturel aussi, est fort. Le fait d’être conscient de soi nous éloigne tellement des animaux qu’on oublie nos origines.

Le Moi comporte aussi l’idée de l’intégrité. Les sociétés individualistes sont celles qui ont, dans les faits, le mieux fonctionner dans notre ère. “A chacun son jardin secret”. De par la conscience de soi, on a pris l’habitude de couvrir notre corps. Au début de l’humanité, par question de survie, puis par question de privacité par la suite. Par le sexe, on entend aussi le corps et la nudité. La nudité est le corps à l’état naturel, dans son état le plus primitif. Nous ne sommes plus des êtres primitifs, mais des êtres développés, conscients de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont.

Le sexe nous rend vulnérables, donc on évite d’en parler ouvertement.

Aux yeux des autres, nous voulons être humains, c’est ainsi que notre société peut fonctionner. Mais elle ne peut pas non plus éternellement fonctionner en censurant les consciences qui la composent. Les humains cherchent les réponses aux questions qu’ils se posent et ils s’en poseront continuellement. L’Homme a besoin de savoir et les tabous rendent cette tâche inutilement complexe.

Ensuite, un autre grand tabou qui a perduré, mais qui heureusement s’efface est la féminité.

Faire un discours féministe n’est pas mon objectif ici, cependant il est irréfutable que la femme a été pendant longtemps un mystère. Pourquoi? Parce que les femmes ont pendant longtemps été un sujet qu’on ne considérait pas important. Elles n’avaient pas de droits et étaient sous le contrôle des hommes et c’est ainsi que la société restait en ordre. Heureusement, l’Homme apprend.

La femme est considérée par les hommes comme un être pur. Son corps est adoré, il est précieux car il offre la vie, d’où la nécessité de le contrôler. Les hommes ne se sont évidemment jamais posés de questions à propos de la femme, se sont les femmes qui ont commencé à se poser des questions et ont profondément changé la société. La féminité est fragile et pour la protéger, on n’en parle pas.

Les problèmes qui touchent les femmes n’étaient pas la priorité des hommes et étaient de peu d’intérêt. Elles ont donc appris à ne pas en parler. peepee poopoo pa (paroles d’un homme). Ainsi, tout le monde a cru que la féminité n’était pas un sujet à partager et les femmes se sont renfermées sur elles-mêmes.

Désormais, ce n’est plus le cas, la voix des femmes compte et leurs problèmes ne sont pas des sujets gênants. Cependant, ce n’est pas le cas uniformément dans le monde, donc ce tabou persiste selon la culture et la mentalité de chaque pays.

Après le sexe et la féminité vient la politique. La pensée politique individuelle n’est pas un sujet qui se partage aussi facilement. D’ailleur, le mot “politique” porte en lui une connotation de puissance qui apeure les moins intéressés et qui est considérée de l’ordre du privé.

La principale différence avec les autres tabous qui nous entourent est que la discussion de ce sujet dépend totalement du contexte dans lequel les individus se trouvent et notamment de leur personnalité, ou intérêt plutôt pour ce sujet. Les personnes qui sont expertes et qui ont une mentalité politique aiguisée ont tendance à se réunir et la discussion politique, qu’elle aille dans le même sens ou non, peut se faire sans gêne et elle n’est pas limitée par le jugement des autres.

A l’inverse, dans un groupe qui n’est pas politiquement expert, la pensée politique n’est pas fondée et légitime, il est donc plus facile de juger l’autre sur ses pensées personnelles puisque nous n’avons nous même aucune connaissance. Comme dit plus haut, le regard et le jugement de nos pairs est essentiel et c’est quelque chose que nous voulons à tout prix contrôler. Dans nos sociétés, la politique a pour fondement les divergences, le débat voire même la révolution. Ceux qui ne sont pas éduqués sur le sujet ne partage donc pas leurs avis sur la politique car ils évitent le débat.

C’est pour cela que nous avons délégué, une fois de plus, ce malaise au personnel politique et aux partis politiques pour nous “représenter”. Ainsi, il n’y a que quelques personnes qui sont, en théorie, éduquées en la matière qui ont la légitimité de débattre et parler ouvertement de ce sujet. Le reste de la population peut donc tranquillement éviter ce thème et éviter le débat.

Ce tabou prend ses racines dans l’Histoire, ce ne sont pas les révoltes pour une certaine idéologie qui manquent. La politique est un sujet sensible car elle est intrinsèquement liée au débat et, par extension, au désordre. On évite de parler, on évite le désordre.

Enfin, l’argent. Contrairement aux autres tabous, ce mot est sémantiquement agréable. Cependant, nos parents ne nous ont jamais dit combien ils gagnent, combien d’impôts ils payent. Par argent, je sous-entend l’argent possédé et gagné notamment par quelqu’un. Je le traite dans ce sens-là.

Le salaire est, une fois de plus, de l’ordre du privé. Cela vient du fait que l’on veut cacher sa pauvreté relative par rapport aux autres. Encore une fois, ce malaise autour de l’argent provient tout simplement du regard et du jugement des autres. Les individus se rassemblent selon leur niveau économique, c’est irréfutable, alors pourquoi cacher son niveau de richesse? Les pauvres veulent ressembler aux riches, les riches veulent se faire passer pour des pauvres.

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Written by agathe.fgron

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