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Le sommet du monde

Chapitre 1

Je suis riche. Très riche.
Pas juste le genre de riche qui s’achète des villas ou des voitures. Ça, c’est pour les gens qui ont encore besoin de prouver quelque chose. Moi, j’ai dépassé ce stade. J’ai transcendé la richesse. Je ne possède plus seulement des objets, je possède surtout des expériences. Des sensations rares, calibrées, parfaites.

Dans mon monde, on ne vit plus, on collectionne des moments.
Et le mien, cette semaine, s’appelle Everest Experience™.

C’est le voyage ultime, paraît-il. Le “retour aux sources” pour les esprits courageux — et pour ceux qui ont 3,4 millions de crédits à dépenser. Une ascension du toit du monde, entièrement repensée pour l’humain du XXIIᵉ siècle : confortable, sûre, et surtout, partageable.

Car oui, je ne monte pas à l’Everest pour grimper. Je monte pour inspirer.

Je suis suivi par plus de vingt-deux millions de personnes sur mes réseaux. Ils attendent que je leur montre ce que c’est, l’aventure, la vraie. Ils veulent vibrer, transpirer par procuration.
Alors je vais leur offrir ça.
Je vais leur offrir un sommet. Le sommet.

Mon attaché de communication dit que c’est une “quête spirituelle sponsorisée”. Je trouve la formule élégante. Les partenariats sont déjà prêts : HydronFly (pour le jet à hydrogène), AirLux™ (le fabricant d’oxygène personnel), BioSuit (ma combinaison régulée à 37°C), et même une marque de thé cellulaire, HimalayaZest™, qui diffusera mes extraits audio pendant le vol.

Tout est en ordre. Tout est calculé.
Je n’ai plus qu’à me laisser porter.

J’ai toujours rêvé d’être un explorateur.
Mais je suis né trop tard pour les continents, et trop tôt pour les étoiles car malgré toutes les avancées technologiques l’homme est toujours fixé sur sa planète d’origine. Sauf bien sûr pour les quelques rêveurs qui ont embarqué pour des voyages sans retour dans l’espace, cryogénisé dans l’attente d’une planète suffisamment accueillante pour les héberger.

Rien de tel pour moi. Je suis pragmatique. Je prends ce qui est à ma portée et  j’explore ce qu’il reste : les illusions.

Le matin du départ, ma villa s’ouvre sur le ciel d’un gris parfait.
Le soleil n’est plus qu’une tache pâle derrière les voiles de pollution atmosphérique, et les drones d’entretien bourdonnent au-dessus des jardins synthétiques. La température extérieure est de 48 degrés, mais à l’intérieur, mon air privé reste stable à vingt-deux.

Je regarde le monde derrière mes vitres filtrantes.
C’est beau, d’une certaine manière.
Le chaos, quand on peut le contempler sans le sentir, devient presque poétique.

Je dicte un dernier message à ma communauté :
« Aujourd’hui, je pars toucher le ciel. Pas pour fuir la Terre, mais pour mieux la comprendre. »

C’est beau, non ? J’ai mis dix secondes à trouver la phrase.
Le texte sera publié avec ma photo en combinaison argentée, casque ouvert, regard noble.

Je monte dans la capsule de transfert.
Dans vingt minutes, je serai à l’aérodrome orbital de Paris-Nord, d’où partira mon jet HydronFly vers le Népal.
On m’a dit que Lukla a été entièrement refait : piste nivelée, climatisation intégrée, lounge panoramique pour jets privés, service de spa cryogénique en option. Dix ans de travaux d’excavation, de combats légaux contre des associations écologistes et de protection des droits autochtones. On ne fait pas d’omelette sans œufs et les touristes adorent et l’argent rentre, Pourquoi tout compliquer ?

On dit aussi que le reste du pays a souffert, que les glaciers ont disparu, que les rivières sont mortes.
Je ne sais pas trop.
Les images qu’on montre aux voyageurs sont toujours magnifiques, avec des effets de brume bleutée et des yaks holographiques qui broutent des prairies virtuelles.
Moi, ça me suffit.

Je ne suis pas un scientifique.
Je suis un aventurier digital.

Quand la capsule s’élève, je regarde la ville s’éloigner — ces tours, ces toits recouverts de panneaux solaires, ces gens minuscules qui se déplacent en silence dans des bulles climatisées.
Tout paraît si calme, si maîtrisé.
Je me dis que c’est ça, le progrès : le monde peut brûler, tant qu’on a la climatisation intégrée à nos rêves.

Une voix synthétique m’annonce :
« Monsieur Van K., destination : Everest Experience™. Préparez votre esprit. »

Je ferme les yeux.
Je souris.
Je m’imagine déjà au sommet du monde, la planète à mes pieds, la foule numérique en émoi, les commentaires défilant :
“Tellement inspirant !”
“Moi aussi, un jour, je grimperai avec toi !”

Quelle fierté ! 

Chapitre 2

Le vol s’est déroulé sans heurt. Les avions de la ligne HydronFly ne connaissent plus la turbulence : le ciel est quadrillé par un réseau de courants stabilisés, entretenus par des drones climatiques.
En moins de six heures, j’ai survolé les steppes brûlées d’Asie centrale, les montagnes grises de la région du Tibet en Chine et enfin, l’ombre du géant : l’Everest.

Je dis “l’Everest”, mais à vrai dire, on distingue à peine la neige.
Les sommets sont bruns, pierreux, striés de cicatrices laissées par les anciennes avalanches.
Autour, la terre est craquelée, nue, comme si la montagne elle-même avait oublié ce que c’était que d’être froide.

Mon jet se pose sur le Lukla International Alpine Terminal — un nom pompeux pour ce qui était autrefois un petit aérodrome perdu.
Désormais, c’est une plate-forme luxueuse taillée dans la montagne, avec des verrières panoramiques, des fontaines d’eau recyclée, et des boutiques de souvenirs climatisés.

Dès que je descends, une bouffée d’air me frappe.
Pas de vent glacial, non : un air tiède, lourd, saturé de poussière.
L’écran de ma combinaison m’indique 29°C. À plus de 2800 mètres d’altitude.
Je souris, vaguement gêné. Ce n’est pas tout à fait l’idée que je me faisais de l’Himalaya.

Un petit homme s’avance vers moi, vêtu d’une combinaison beige marquée du logo EVEREST EXPERIENCE™.
Son visage est brun, ses yeux d’un noir profond, presque brillant. Il me salue d’un geste précis.
— Namaste, monsieur Van K. Je suis Tenzin 9.2, votre assistant local.

Je le regarde, un peu étonné.
— Neuf point deux ?
— Oui, monsieur. Série 9, deuxième version. Adapté aux altitudes élevées et aux basses pressions. Entièrement agréé par la Fédération Népal-Aérienne.

Je ne sais pas trop s’il parle de lui comme d’un humain ou d’une machine. Je décide de ne pas poser la question.
— Enchanté, Tenzi ! dis-je d’un ton enthousiaste. On va former une super équipe.

Il incline légèrement la tête.
— Oui, monsieur. Une équipe.

Derrière lui, des porteurs robotiques s’activent : ils déchargent mes valises, mes modules d’énergie, ma combinaison de secours, mes mini-drones de tournage, et même une capsule d’hydro-oxygène pour les séances de méditation.
Je filme tout ça d’un geste du poignet :
“Arrivée à Lukla. Premier souffle himalayen. Le sommet n’attend plus que moi. 🌍🔥 #EverestExperience #AdventureLife”

Les likes tombent.
Je suis lancé.

Tenzin m’accompagne vers la navette qui relie le terminal au Camp de Base 0, une sorte de mini-village perché, réservé aux clients “Platine”.
La route serpente dans la montagne, bordée de panneaux solaires. Au loin, j’aperçois quelques cabanes de bois, noircies, abandonnées.
— Qu’est-ce que c’est, là-bas ?
— Des anciens villages, monsieur. Avant la fonte des glaciers. Les gens sont partis en plaine, vers les zones tempérées.
— Ah… triste.
Je regarde par la vitre, pensif.
— Mais au moins, ça fait plus de place pour les infrastructures touristiques, non ?

Tenzin ne répond pas alors je change de sujet.
— Dis-moi, Tenzi, tu as déjà fait l’ascension ?
— Oui, monsieur. Plusieurs fois. Mais sans assistance.
Je ris, sincèrement amusé.
— Sans assistance ? Tu veux dire… à pied ?
— Oui, monsieur.
— Incroyable. Et tu as survécu ?
— Pas toujours, monsieur.

Je ne sais pas comment prendre la phrase. Peut-être une blague de sa part. Je ris encore, un peu trop fort.

Le Camp de Base 0 apparaît enfin : un cercle de dômes argentés reliés par des couloirs transparents. À l’intérieur, tout est blanc, propre, silencieux.
Il y a des restaurants panoramiques, des salles de repos gravitationnel, des piscines d’altitude et même un mini-cinéma diffusant les plus belles ascensions virtuelles du passé.

Je suis impressionné.
Ce n’est plus la montagne : c’est un rêve d’architecte.

Le soir, depuis la terrasse pressurisée, j’observe les autres voyageurs : des influenceurs, des cadres, des héritiers. Ils portent tous la même combinaison ultratech, brillante, ajustée, avec des couleurs personnalisées selon leur marque ou leur sponsor.
Je reconnais même le logo d’une compagnie de boissons énergétiques sur l’épaule d’un des participants.
Il me salue :
— Toi aussi, t’as pris le pack Premium ?
— Oui ! Avec option Sortie Réelle.
— Stylé. T’auras droit à trois minutes dehors, au sommet. Fais gaffe, y paraît que c’est grisant.

Je hoche la tête.
Trois minutes de réalité, pour trois millions de crédits.
C’est le tarif du courage, en 2134.

Avant de dormir, je relis les messages de mes followers :
“Trop hâte de voir les vues !”
“Sois prudent là-haut ❤️”
“Trop riche pour être vrai 😂”

Je m’endors avec le sourire.
Demain, commence l’ascension — la vraie, enfin, la version que j’ai payée.

Chapitre 3

Le vent gifle la pierre nue.
Une silhouette avance lentement, courbée sous le poids de son lourd sac à dos.
Pas de musique, pas de drones.
Seulement le souffle du froid et le crissement des crampons dans la glace.

L’homme lève les yeux. Devant lui, la paroi se dresse, lisse et grise, traversée de veines de neige.
Chaque pas est une lutte, chaque respiration une victoire sur l’atmosphère rarifiée.

Dans sa main, il serre un piolet usé, poli par le temps.
Sur son visage, la fatigue se mêle à la paix.

Il n’a pas de spectateurs.
À part peut-être les fantômes de tant de ses prédécesseurs.

Chapitre 4

Au matin, le ciel est d’un bleu presque artificiel, lavé par les filtres atmosphériques.
Le Camp 0 bourdonne d’activité : valets mécaniques, drones de portage, journalistes holographiques. Chacun se prépare pour l’ascension encadrée.

Je reçois ma combinaison officielle : un chef-d’œuvre de technologie signée BioSuit™. Argentée, lisse, régulée à 37°C constants, connectée à mes réseaux.
Sur la manche, mes sponsors clignotent doucement : AirLux™, HydronFly, et même une marque de vêtements virtuels qui vendra des copies numériques de ma tenue.

Je me regarde dans le miroir sphérique du sas.
Je ressemble à un héros de film.
Un aventurier 2.0.
Je souris ; la visière s’opacifie aussitôt pour équilibrer la luminosité.

Tenzin m’attend à la porte.
Il porte une simple combinaison beige, sans aucun logo.
Je plaisante :
— Tu devrais en prendre une comme la mienne. On te verrait mieux sur les photos.
Il répond calmement :
— Je préfère qu’on voie la montagne, monsieur.

La première étape est courte : une navette magnétique nous hisse jusqu’au Camp 1, à près de cinq mille mètres.
Le trajet est silencieux, glissant le long d’un rail d’énergie bleue.
Autour, les versants sont pelés ; des coulées de boue figées témoignent d’anciennes avalanches.
Des tours de ventilation aspirent l’air pour alimenter les stations climatisées plus bas.

Je filme, commente, en direct :
“Regardez-moi ça ! Le toit du monde, reconquis par la science humaine !”

Les commentaires défilent :
“Tellement pur 😍”
“On dirait une pub !”
“Trop fake pour être vrai lol”

Au Camp 1, on nous accueille avec du thé synthétique et des serviettes chaudes. Contre un supplément j’aurais pu avoir du vrai thé mais à quoi bon investir pour une sensation que mes suiveurs virtuels ne peuvent pas saisir.
Les “guides d’expérience” nous expliquent le programme : demain, transfert vers le Camp 2 par drone porteur individuel ; pause spa hypobare ; conférence filmée sur “l’esprit des hauteurs”.
Tout est minuté.

Le soir, je trouve Tenzin dehors, assis sur un bloc de pierre.
Le vent fait siffler les câbles des antennes.
— Tu n’as pas froid ?
— Pas encore, monsieur.
— Tu médites ?
— J’écoute.
— Quoi ?
— La montagne.

Je souris, compatissant.
Pauvre type. Il a dû passer trop de temps là-haut ; l’altitude doit lui jouer des tours.

Je retourne à l’intérieur, poste une photo avec la légende :
“Seul face à l’immensité. L’humilité commence là.”
et j’ajoute un emoji prière.

Les likes explosent.

Chapitre 5

L’homme continue.
Le jour décline ; la lumière se fait dorée, presque liquide.
Il plante ses crampons dans une pente raide, le souffle court.

Le froid mord, mais il ne dit rien.
Autour de lui, le silence s’étend, infini.
Au loin, un grondement sourd : une plaque de neige qui cède, quelque part.

Il ferme les yeux une seconde, sent la morsure du vent sur sa peau.
Puis il repart, un pas suivant un autre. Ses sens décuplés par la difficulté et le besoin de comprendre ce qui l’entoure.

Sa vie en dépend. Même si l’essentiel à ce moment est au delà de sa survie pure.

Chapitre 6

Le dernier tronçon de l’ascension se fait dans une cabine panoramique fixée à un câble de verre renforcé.
Un ascenseur, littéralement.

Ma cabine est privée, climatisée, avec diffusion d’air himalayen certifié bio-authentique.
Le siège s’incline selon le rythme cardiaque, la vitre s’adapte à la luminosité, et la voix douce d’un guide virtuel me raconte l’histoire des premiers grimpeurs — ces fous qui montaient à la force des jambes.
Je ris doucement : quelle idée.

À travers la paroi transparente, le monde défile.
Des glaciers gris, des roches noires, des crevasses béantes où miroitent des reflets de plastique gelé.
C’est beau, d’une beauté triste, presque numérique.

Je tends la main, effleure la vitre : la température extérieure est de –42 °C.
Ma combinaison, fidèle, reste stable à 37.
Confort absolu.

Je dicte pour mes followers :
“Je m’élève au-dessus de tout.
Le bruit du monde s’efface.
L’homme et la montagne ne font plus qu’un.”

Je trouve ça grandiose.
Mon assistant communication m’enverra sûrement un message de félicitations pour la prose.

Tenzin est assis face à moi.
Il regarde dehors, muet, les yeux perdus dans la blancheur.
Je lui dis :
— Tu te rends compte ? On y est presque. Le rêve de toute une vie !
Il répond sans tourner la tête :
— Pour certains, oui.
— Tu ne sembles pas très enthousiaste.
— La montagne n’aime pas qu’on l’achète.
Je souris, indulgent.
— Allons, Tenzi, ce n’est qu’une image. On ne “l’achète” pas, on la célèbre !

Il ne répond pas.
Je crois qu’il prie.

La cabine s’arrête dans un léger chuintement.
Une voix féminine annonce :
“Félicitations ! Vous êtes arrivés au sommet du monde. Temps de séjour : cinq minutes. Merci de votre confiance.”

Les portes s’ouvrent.
Devant moi, une bulle de verre s’étend sur un promontoire de pierre.
Tout autour, l’univers : la terre brune, les nuages éparpillés, le ciel d’un noir limpide.

Je m’avance.
L’air tremble, glacé.
Mon souffle fait de la buée sur la visière.

Je reste un instant immobile.
Puis j’active la fonction “sortie extérieure”.
Les portes s’ouvrent de nouveau : un sas, un grondement sourd.
Le vent rugit, la neige fouette ma combinaison.

Je sors.

Un pas.
Un deuxième.
Le sol craque sous mes bottes.
Devant moi, la planète entière s’étend, courbée, immense, fragile.

C’est si haut que le silence fait mal aux oreilles.
Je sens quelque chose en moi — pas la peur, pas l’excitation. Autre chose.

Je parle à haute voix :
“Je suis le maître du monde !”

Ma voix est avalée par le vent.
Personne n’entend.
Même mes capteurs audio saturent.

Je ris, nerveusement.
Je tends les bras, regarde mes mains gantées.
Elles tremblent, malgré le chauffage.

Et soudain, je vois une ombre.
Pas celle de la cabine, ni la mienne.
Une silhouette, à quelques mètres, plantée dans la neige.

Je crois d’abord à une hallucination.
Mais non : il y a bien quelqu’un, là, debout dans la tempête.
Pas de logos, pas de métal, pas de couleur.
Juste une forme sombre, un homme, un vrai.

Il me regarde.
Je distingue vaguement un visage buriné, un sourire calme.
Il lève le pouce, puis pointe l’horizon.

Je suis paralysé.

Le vent redouble. Des flocons s’écrasent sur ma visière.
Quand je rouvre les yeux, la silhouette a tourné le dos.
Elle s’éloigne, pas à pas, vers la pente.

Je veux l’appeler, mais ma voix se bloque.
La radio grésille :
“Monsieur Van K., temps écoulé. Veuillez regagner la cabine.”

Je reste là, figé.
Mon cœur bat plus vite.
Je regarde autour de moi — la montagne, la terre, le vide.
Tout me paraît soudain d’une simplicité terrifiante.

Chapitre 7

L’homme atteint la crête.
Le vent hurle, la neige lui cingle le visage.
Il s’arrête, les jambes tremblantes.

Devant lui, la lumière éclate — un rayon, pur, venu d’un soleil qu’on ne voit plus depuis les vallées.
Il ferme les yeux, lève le visage.

Le froid le traverse, mais ne le blesse pas.
C’est une paix ancienne.

Il regarde autour de lui, distingue, à quelques mètres, un éclat de métal, une bulle lisse dressée sur la roche.
À l’intérieur, une silhouette argentée.

Il sourit, lève le pouce, montre l’horizon.
Puis il tourne les talons et disparaît dans la neige.

Chapitre 8

Je ne sais pas combien de temps je suis resté dehors.
Une minute ? Deux ? Peut-être cinq.
Les capteurs de ma combinaison clignotent d’un rouge inquiet.
Température interne : instable. Taux d’oxygène : limite.

Mais je ne bouge pas.
Je fixe le point où l’homme a disparu, là-bas, dans le tourbillon.

Quelque chose a changé.
Je ne saurais pas dire quoi.

Je baisse la tête, regarde mes bottes, mes gants.
Tout est trop propre, trop sûr, trop calculé.
Je pense à ce qu’il m’a montré : l’horizon.
Pas un mot, pas une leçon. Juste un geste.

Je murmure :
— Qui étais-tu ?

Mais le vent ne répond pas.

La voix synthétique du centre retentit dans mon casque :
“Monsieur Van K., le protocole de sécurité vous ordonne de regagner la cabine immédiatement. Risque d’hypothermie. Votre direct est en pause depuis 43 secondes.”

Mon direct…
Je l’avais oublié.

Je jette un œil à l’écran intégré à mon poignet :
des milliers de messages s’empilent déjà.
“Trop incroyable !”
“Waouh le panorama !”
“T’es un modèle pour toute une génération 🔥🔥🔥”
“Descends avant de geler, idiot 😂”
“J’espère qu’un jour la montagne te mangera.”

Je reste là, figé, à les lire.
Chaque mot semble plus vide que le précédent.
J’ai envie de répondre, de leur dire quelque chose de vrai.
Mais je ne trouve rien.

Je coupe la diffusion.
Silence.

La neige tombe plus fort.
Le monde s’efface.
Je fais demi-tour lentement, rentre dans la bulle panoramique.

La chaleur artificielle m’enveloppe aussitôt.
Les parois vibrent légèrement ; la cabine redescend.

Je regarde par la vitre.
La montagne s’éloigne, majestueuse, indifférente.
Et, dans un recoin de la pente, j’ai l’impression de distinguer, un instant, un point noir qui bouge encore — minuscule, obstiné.

Peut-être un mirage.
Peut-être lui.

Je respire profondément.
Pour la première fois depuis longtemps, je sens l’air vraiment entrer dans mes poumons.
Pas l’air filtré, parfumé, calibré des stations de luxe.
Non, l’air brut, piquant, vrai.

Il brûle un peu.
Mais il est vivant.

Tenzin m’attend au bas de la montagne.
Il me regarde, sans rien dire.
Je sens dans ses yeux une question muette.
Je hoche la tête, simplement.

— Tu sais, Tenzi… je crois que j’ai compris quelque chose.
— Quoi donc, monsieur ?
— Que le sommet, ce n’est pas là-haut.
— Non, monsieur. Ce n’est jamais là-haut.

Nous restons un moment immobiles, face à la montagne.
Le vent s’est calmé.
Dans le ciel, un rayon de lumière perce les nuages, éclaire les roches noires.

Je ne filme pas.
Je ne parle pas.

Je me contente de regarder.

Plus tard, quand mon jet s’élève au-dessus de la vallée, la voix automatique m’annonce :
“Merci d’avoir choisi Everest Experience™. Nous espérons que cette aventure a changé votre vie.”

Je souris.
Peut-être qu’elle dit vrai, cette fois.

Je suis riche.
Très riche.
Mais pour la première fois, je sens le froid.

 

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