Vêtu d’une longue robe voyante, couleur de soleil, l’homme s’était confortablement installé dans la cabine des interprètes. Le jaune éclatant de son habit accentuait sa peau brune presque chocolat. Les sons gutturaux de sa voix s’unissaient en une mélopée. Assis sur une chaise, il avait posé ses pieds sur le siège réservé à son collègue. Ses pieds nus remuaient au rythme de son monologue incessant. Sa demie heure écoulée, l’homme sortit allègrement de la cabine, observant tout autour de lui d’un œil attentif. Son remplaçant avait déjà pris le relais et bougonnait comme un vieux mollah lassé depuis longtemps des paroles de la prière. Le parler arabe, mélodieux dans la bouche de l’homme à la peau brune, avait perdu toute sa saveur dans celle de son collègue.
Celui-ci ne faisait qu’exécuter honnêtement sa tâche, tandis que Abbas, l’interprète chantant, créait une mélodie intrigante de la parole, façonnait une image. Sans connaître l’arabe, on s’empreignait à son écoute de la certitude que ce que disait l’orateur fût très important. Il offrait à l’intervenant une part de son charme. Abbas était venu d’Algérie pour traduire brillamment les discours des fonctionnaires et des cheikhs lors d’une de ces conférences qui sert d’attribut à tout pays désireux d’embellir son image aux yeux de la communauté internationale. Abbas ne perdait pas son temps. Pendant les pauses quand selon les règles de la science de traduction il aurait dû se relaxer et reprendre des forces pour un nouveau saut dans l’inconnu, il s’ingéniait à raconter des anecdotes, de sa pure invention pour la plupart. Comme auditoire, il choisissait de préférence les femmes. A l’une des interprètes la plus crédule, il montra une photo où il posait à côté d’une femme énorme en tenue de camouflage. Abbas assura qu’il s’agissait du Premier ministre du pays voisin. Et qu’il était ami avec elle. La femme le crut et s’approcha de l’image pour mieux examiner le Premier ministre. Un homme de l’équipe des interprètes qui connaissait Abbas depuis longtemps répliqua aussi vite :
Il faut connaître Abbas. Ne le croyez pas, chère Madame. Il est dangereux comme un serpent tentateur.
Abbas s’empressa d’intervenir :
– J’ai plaisanté ! Cette femme est la cheffe des rebelles. Et moi j’ai traduit leurs négociations avec le gouvernement.
La femme eut un rire déçu :
– Et vous pensez que je vais vous croire ? Cette femme grasse et lourde la cheffe des rebelles ?! Elle a enfilé ce costume exprès pour se faire photographier.
Non, non c’est vrai ; c’est effectivement une femme très courageuse. Et belle en plus !
– L’air sérieux, Abbas raconta à son interlocutrice que, dans certains pays arabes et africains, la beauté des femmes se mesurait en kilos. Plus la femme était obèse, plus elle était belle. Qu’à la veille du mariage, on la gavait presque comme une oie, de celle qu’on apprête en Europe pour le réveillon de Noël. La collègue s’indigna, mais n’eut pas le temps de lui en vouloir, puisque Abbas en chevalier galant la complimenta sur sa svelte silhouette.
La conférence dura quatre jours et Abbas se donna pour objectif de ne pas céder en élégance aux cheikhs. Le lendemain il portait une robe blanche. Son parler était aussi ininterrompu et inspiré que le premier jour. Rien ne le troublait : ni la mauvaise diction des orateurs, ni les défauts du matériel, ni le discours syncopé de certains intervenants. Abbas traduisait en toute sérénité comme s’il savait par avance ce que dirait tel ou tel orateur. La femme à laquelle il avait raconté quelques anecdotes osées sur la vie des Arabes fut intriguée non seulement par ces histoires qui lui avaient rappelées les contes fantasques de Shéhérazade, mais aussi par le rythme fougueux de l’interprète arabe. Elle finit par entrer dans la cabine d’Abbas espérant trouver sur la table les textes des discours qu’il traduisait. Comment expliquer autrement une telle liberté et désinvolture dans le propos. Il y avait sur la table une pile de documents mais rien devant Abbas. Profitant de la pause la femme posa une question qu’elle jugeait majeure au point de vue professionnel :
– J’ai eu l’impression, honorable Abbas, que vous commenciez à traduire l’orateur avant qu’il n’ouvre la bouche. Je suis entrée dans votre cabine exprès, pour voir si vous lisiez le texte et je n’ai rien trouvé. Utilisez-vous la télépathie pour pouvoir lire les pensées de vos cheikhs avant qu’ils les formulent ?
– Mais voyons ! Je ne sais même pas ce qui se passe dans une tête aussi sympathique que la vôtre, comment pourrais-je savoir de quoi un cheikh va parler ? – Abbas ferma les yeux. – Il est vrai que si on prend en considération que le sujet n’est pas nouveau pour moi, et que j’ai déjà traduit maintes fois tout ce dont on a parlé hier et aujourd’hui, vous pouvez imaginer que j’ai déjà quelques idées là-dessus. Voulez- vous que je vous raconte une anecdote à ce sujet ?
La femme agita les bras.
– Non, non, merci ! Malgré votre habit musulman et votre religion, vos anecdotes sont salées.
– Ah, ma chère…, la femme sourcilla. Ce n’est que de la politesse, ne m’en voulez pas ! Vous connaissez mal les musulmans ! Ce sont des blagueurs et des sybarites et on en a fait Allah sait qui ! Lisez les contes arabes ou bien mes anecdotes, que je peux vous envoyer par courriel.
La femme sourit en guise de toute réponse. Le troisième jour, Abbas fit son apparition en costume européen aussi élégant d’ailleurs que son habit national. Contrairement aux deux jours précédents, il était plus discret. Pendant une pause, il se rendit dans la salle de repos et avala une poignée de pilules en les accompagnant d’un verre d’eau minérale. Son visage très animé les deux premiers jours avait pris le teint gris de son costume. Son chant continuait à couler avec la même facilité et à flatter l’oreille de l’auditeur, même de l’inaccoutumé à la beauté du parler arabe. L’état physique d’Abbas n’entamait pas la qualité de son interprétariat. Il demanda à son collègue d’inverser leur tour pour partir avant la fin de la journée de travail. On voyait qu’il se sentait mal.
L’agenda du dernier jour de la conférence fut modifié au dernier moment. Comme toujours d’ailleurs dans de pareils cas, on avait informé tous les participants des modifications apportées, sauf le personnel technique et les interprètes. Au début de la séance, quand les participants reposés et énergiques remplissaient la salle, Abbas, dans la même robe jaune que le premier jour, sommeillait, recourbé sur une chaise. On se mit au travail, il fallait finaliser les documents les plus importants et le temps pressait. Abbas se réveilla, traduisit son temps et prit à nouveau des pilules. La femme interprète qui l’observait, lui demanda, soucieuse :
– Vous êtes tombé malade ? Je vois que vous prenez des médicaments.
En réponse Abbas se frappa fortement la poitrine et répondit :
– Je suis en parfaite forme. Mon docteur m’a dit : « Abbas, toi tu pourras vivre cent ans, si tu le veux ! », ce sont exactement ses paroles !
– Si il l’a dit, alors c’est vraiment le cas. Et quel est ce prophète ?
– Le docteur qui a opéré mon cœur. Je vois bien que vous ne me croyez pas après mes anecdotes. Mais oui, on m’a nettoyé les vaisseaux du cœur. Vous ne me croyez toujours pas ? Regardez !
Abbas déboutonna brusquement sa large chemise et dénuda la poitrine tailladée par des cicatrices profondes.
– Vous voyez quelles cicatrices parfaites et propres, et il n’y a que vingt jours après l’opération ! Je suis en bonne santé ! Vous voulez voir d’où mon docteur avait pris des vaisseaux sanguins pour rénover mon pauvre cœur, qui avait tant souffert pour vous, les femmes, – Abbas sourit et fit un clin d’œil à la femme meurtrie, – de là, – il leva le canon de pantalon et découvrit de fraîches cicatrices sur le mollet.
– Abbas !!! Comment avez-vous pu après une opération archi complexe vous relancer dans l’interprétariat simultané ! Ce métier n’est pas une partie de plaisir, vous le savez aussi bien, peut-être mieux que moi! C’est un véritable enfer parfois ! C’est de la folie ! Après une telle opération les gens gardent le lit longtemps et ne peuvent faire que de rêver à leur ancienne vie. C’est une grande charge pour votre cœur ! En avez-vous assez de la vie, Abbas ?
– Rassurez- vous, c’est tout le contraire ! Ici, je suis dans mon ambiance. J’aime beaucoup ce que je fais. Oh… vous ne me connaissez pas du tout, je suis un rare spécimen. Abbas continua plus bas,- les docteurs sont si prudents, le mien ne fait pas exception. Je lui ai posé une simple question : quand pourrai-je refaire l’amour ? Il a mis la main sur son cœur. Je suis sa carte de visite. Si je meurs toute de suite après l’opération sa réputation en souffrira. Il faut le comprendre ! Mais vous pouvez en être sûre, -Abbas fixa jovialement la femme,- j’ai fait ce que je voulais cinq jours après l’opération. Evidemment, le docteur ne m’a pas cru. Et vous, vous dites que « j’en ai marre de la vie !» Abbas se tourna vers ses collègues, – comment puis-je renoncer à une société aussi exquise ? Avec votre aide et l’aide d’Allah tout puissant je guérirai. Il ajouta encore plus bas : « je dois encore couvrir les frais de mon traitement ».
La conférence prit fin, tous les documents importants furent adoptés. Abbas tout rayonnant fit ses adieux à tous ceux que le destin lui avait donné de côtoyer durant quatre longues journées. Il sortit de la salle d’un pas léger et sa robe de soleil se fondit dans la foule multilingue.
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